Comme beaucoup d’enseignant·e·s, lorsque j’ai débuté, j’ai dû me débrouiller avec la question de la différenciation. À l’époque, cela voulait dire : remédier. Mes premières tentatives me paraissaient logiques : je donnais une leçon – par exemple sur les accords du participe passé – puis je regroupais les élèves selon leurs difficultés (identifier le COD, reconnaître le participe, choisir l’auxiliaire). Je préparais des dossiers personnalisés, avec explications et exercices. Le travail était immense, les résultats… bien maigres.
J’avais la conviction de « faire ce qu’il fallait » : réexpliquer. Mais je m’épuisais pour peu de progrès. Jean Houssaye a décrit cette logique dans Le triangle pédagogique (2010) sous le nom de « pédagogie de soutien » : une pédagogie de rattrapage qui vise à faire recoller les plus fragiles au groupe, sans remettre en cause l’enseignement simultané.
Avec le recul, je comprends que cette conception de la différenciation, centrée sur la réparation, dominait largement. Elle pouvait aussi s’anticiper, en préparant pour certains des parcours spécifiques… au risque de viser à côté. Je me souviens de ces heures passées à préparer pour un élève absent le jour venu, ou de ces efforts suscitant des sentiments d’injustice.
Cibler les élèves, en réalité, ne marchait pas. L’intention était louable – répondre aux besoins de chacun – mais les résultats restaient frustrants. C’est ce constat qui m’a conduit à la question qui va suivre : de quoi parle-t-on vraiment lorsque nous parlons de différenciation ?
La pédagogie différenciée est-elle une pédagogie ?
Dans la littérature pédagogique, deux expressions coexistent : « différenciation pédagogique » et « pédagogie différenciée ». Elles sont souvent employées comme des équivalents, parfois même dans un même texte, ce qui brouille la lecture. Pourtant elles ne s’agrègent pas l’une à l’autre : elles renvoient à des logiques distinctes qui orientent différemment notre manière de penser l’enseignement.
Dans son Anthologie des textes clés en pédagogie (2010), Danielle Alexandre souligne que « le point de vue n’est néanmoins pas le même et il y a quelque risque à privilégier (…) la seconde expression qui peut laisser penser que la pédagogie différenciée est un courant pédagogique parmi d’autres, alors qu’il s’agit d’une démarche ».
Louis Legrand avait proposé dès 1971 l’expression « pédagogie différenciée », définie comme « un effort de diversification méthodologique susceptible de répondre à la diversité des élèves ». Philippe Perrenoud, dans La pédagogie à l’école des différences (1995), en donne une vision plus large : « différencier, c’est organiser les interactions et les activités, de sorte que chaque élève soit constamment ou du moins très souvent confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui. » Autrement dit, la pédagogie différenciée ne vise pas une réparation individuelle après coup, mais une architecture pensée en amont, qui organise la rencontre de chacun avec des situations d’apprentissage productives.
À l’inverse, la « différenciation pédagogique » est souvent décrite, notamment dans les travaux du Cnesco (2017), comme un ensemble de pratiques : adapter une tâche, varier les supports, aménager le temps, ajuster l’étayage. « Derrière la notion de différenciation pédagogique se cache une multiplicité de pratiques et de dispositifs pertinents pour faire face à l’hétérogénéité dans les classes. » Ici, c’est l’action qui prime, et « pédagogique » n’est qu’un qualificatif. On notera au passage la conception de l’hétérogénéité pensée comme un « obstacle » à affronter.
Cette tension lexicale traduit deux conceptions : une logique d’architecture et d’organisation d’un côté, une logique d’adaptation ponctuelle de l’autre. C’est cette distinction qui éclaire ce que nous faisons – et parfois ce que nous croyons faire – lorsque nous parlons de différenciation.

D’où une hypothèse : et si la pédagogie différenciée pouvait être pensée comme une pédagogie à part entière ? Elle ne se réduirait plus à une somme de gestes, mais à une cohérence d’ensemble : des valeurs, des méthodes, des choix et des repères qui traversent les niveaux du système scolaire, de la classe à l’établissement, voire au réseau. Elle s’exprimerait alors dans une architecture : tâches, étayages, routines, évaluations articulées autour d’un même principe, celui d’un collectif hétérogène où chacun trouve des situations fécondes.
Dans cette perspective, la pédagogie différenciée n’entre pas en concurrence avec d’autres courants (institutionnelle, coopérative, Decroly, etc.) : elle agit comme un principe catalyseur, capable d’infuser et de donner cohérence à des pratiques variées autour d’un même but – rendre les savoirs accessibles à toutes et tous.
Parcourons ensemble ce qui caractériserait ce « courant pédagogique » :
Les cinq valeurs de la pédagogie différenciée

Ce qui caractérise d’abord et avant tout une pédagogie, ce sont les valeurs qui la guident. Quelles sont les valeurs de la pédagogie différenciée ? J’en identifie cinq :
- La fragilité comme centre de gravité pédagogique
- La conception de l’hétérogénéité comme un atout plutôt qu’un obstacle
- Le devoir d’empathie
- Le nécessaire lâcher-prise
- La promotion d’une société inclusive
La fragilité comme centre de gravité pédagogique
La fragilité peut devenir un véritable centre de gravité pédagogique. Elle ne se limite pas aux difficultés scolaires : elle peut être sociale, émotionnelle, psychologique, physique ou culturelle. Elle touche aussi bien la relation au savoir que la relation à soi, aux autres ou à l’école. Elle peut être passagère ou durable, visible ou discrète.
Tous les élèves sont concernés. Ceux dont les apprentissages vacillent, mais aussi ceux qui réussissent, quand leur besoin de sens ou de dépassement reste ignoré. L’ennui, la désaffiliation ou le retrait sont autant de signes d’une fragilité en train de s’installer.
Prendre la fragilité comme point d’appui, c’est reconnaître que chacun peut, à un moment ou un autre, se trouver en difficulté. C’est aussi élargir le rôle de l’enseignant : non plus seulement transmettre, mais créer des espaces d’apprentissage qui tiennent compte de ces vulnérabilités pour les transformer en leviers. Cela exige de l’attention, de la souplesse, des ajustements constants, mais aussi une confiance solide dans le pouvoir d’apprendre de chaque élève.
La conception de l’hétérogénéité comme un atout plutôt qu’un obstacle
La pédagogie différenciée repose sur une lecture constructive de la diversité. L’hétérogénéité des élèves – rythmes, manières de faire, façons de comprendre – n’est pas un obstacle mais une ressource, à condition d’être pensée et intégrée aux dispositifs.
C’est dans la confrontation organisée des différences que les apprentissages gagnent en profondeur. Associer des élèves qui n’en sont pas au même point, qui raisonnent autrement, oblige chacun à ajuster sa pensée. Mais cette rencontre demande une véritable ingénierie : dynamique de groupe, rôles donnés, organisation matérielle du travail.
L’enjeu n’est pas de juxtaposer des différences, mais de créer des situations où elles deviennent productives. Reconnaître cette hétérogénéité, c’est abandonner l’illusion d’une classe homogène et faire le pari qu’on apprend mieux ensemble, justement parce qu’on est différents.
C’est aussi en finir avec la formule « faire face à l’hétérogénéité des élèves »
Le devoir d’empathie. L’empathie, dans une perspective pédagogique, c’est la capacité à comprendre ce que vit un élève et à ajuster son action en conséquence, sans confusion ni complaisance. Dans la pédagogie différenciée, cette capacité devient un devoir : il ne s’agit plus seulement de transmettre, mais de tenir compte de chacun pour permettre à tous d’apprendre. Ce devoir d’empathie engage un changement de regard sur les élèves : ils ne sont plus jugés à l’aune d’un idéal abstrait, mais accompagnés à partir de leur réalité. Cette posture s’inscrit dans une éthique de la sollicitude :être là, de façon juste, exigeante et attentive. L’empathie devient ainsi une exigence déontologique du métier.
Le nécessaire lâcher-prise
Le lâcher-prise est un geste professionnel fort. Il consiste à réorganiser sa posture pour placer la relation entre l’élève et le savoir au centre de l’action pédagogique. L’enseignant s’appuie sur son expertise non pour tout diriger, mais pour créer des conditions d’apprentissage où les élèves peuvent explorer, chercher, comprendre à partir d’eux-mêmes. Ce lâcher-prise ouvre une présence ciblée : l’enseignant choisit où être, avec qui, et pour quoi faire. Il rend possibles des moments de travail autonome, de collaboration, d’expérimentation, parfois en dehors du regard direct de l’adulte. Ce repositionnement libère du temps et de l’espace pour accompagner les élèves fragiles. L’enseignant exerce son autorité en se rendant disponible. Il fait le choix de la confiance, de l’ajustement, de l’intention claire. Ce lâcher-prise devient alors un repère : lorsqu’un enseignant parvient à le mettre en œuvre, il avance dans la logique même de la pédagogie différenciée.
La promotion d’une société inclusive
La pédagogie différenciée s’inscrit dans une ambition qui dépasse la réussite scolaire : elle participe à la construction d’une société inclusive où chacun, quelles que soient ses origines, ses particularités, son histoire ou ses besoins, peut trouver sa place réelle, pas seulement symbolique.
Une société inclusive est une société qui se transforme pour accueillir pleinement tous ses membres. Elle s’ajuste, s’aménage, se réorganise en permanence pour que tous puissent y vivre dignement, contribuer, appartenir. Cela suppose de renoncer aux modèles rigides et aux normes uniques, pour inventer des formes souples, partagées, évolutives.
Dans cette perspective, l’école devient un terrain d’expérimentation de ce projet collectif. Elle cesse d’être une instance de tri et s’affirme comme un espace d’apprentissage pour tous. Cela transforme le sens même du métier d’enseignant : chaque geste pédagogique devient une contribution concrète à un monde plus juste, plus attentif aux différences, et plus engagé dans la reconnaissance de chacun.
L’indispensable continuité pédagogique

Si la pédagogie différenciée se veut une pédagogie à part entière, elle doit s’incarner dans des pratiques continues, partagées tout au long du parcours scolaire. Cela suppose un vocabulaire commun, des dispositifs récurrents, des compétences spécifiques et une organisation cohérente.
Partager un vocabulaire
Pour qu’une pédagogie prenne corps, les enseignant·e·s doivent parler la même langue. Or, un même terme recouvre souvent des réalités divergentes. « Tutorat », par exemple, peut désigner l’aide entre pairs ou un système de parrainage vertical. Les deux sont légitimes, mais leurs implications diffèrent : il importe de clarifier.
Partager des dispositifs .
Une école qui s’engagerait vraiment dans une pédagogie différenciée stabiliserait ses pratiques autour de dispositifs partagés, conçus comme repères communs. Prenons les ateliers : tels que les décrivent Battut et Bensimhon[1], ce sont de petits groupes d’élèves menant simultanément une même tâche, avec des degrés d’autonomie variables. Le travail de groupe, lui, vise une production collective, avec des compositions et des objectifs liés à la recherche ou à la synthèse.
L’enjeu n’est pas tant le détail des dispositifs que leur continuité. Dans une école où ateliers et travaux de groupe sont régulièrement pratiqués, les élèves en acquièrent les codes et les règles, ce qui libère du temps pour les apprentissages. Les enseignant·e·s, eux, n’ont plus à réinstaller chaque année des modes d’organisation nouveaux. À l’inverse, si chacun invente son propre système, les acquis d’une année deviennent caducs la suivante.
Autrement dit, ce qui compte, ce n’est pas l’atelier ou le groupe de travail isolé (ou tout autre dispositif), mais leur articulation dans un cadre durable. C’est cette cohérence dans le temps qui donne à la différenciation sa force de véritable pédagogie.
L’autonomie comme compétence clé
La pédagogie différenciée repose sur l’autonomie des élèves. Celle-ci n’est pas une disposition naturelle mais une compétence à construire, au même titre que la lecture ou la résolution de problèmes. Elle doit donc être travaillée dès les premières années, par étapes.
On peut même imaginer des ateliers dédiés à cet apprentissage, où les élèves expérimentent, avec accompagnement, les gestes qui leur permettront ensuite d’agir plus librement dans d’autres dispositifs.
Ainsi, l’autonomie devient une compétence structurante : elle conditionne l’efficacité des dispositifs et, en retour, ceux-ci nourrissent son développement.
Faire de la pédagogie différenciée une pédagogie à part entière, facile à faire ?

Penser la différenciation comme une pédagogie à part entière demande une transformation d’ensemble. L’établissement doit se doter d’un cadre commun – vocabulaire partagé, dispositifs stabilisés, progressions explicites – qui dépasse les initiatives isolées. Cela implique des temps de co-planification, une organisation pensée sur le cycle plutôt que sur l’année, des routines de travail et de circulation de l’information (plans de travail, critères, feedbacks). Même l’évaluation doit s’aligner : moins centrée sur le tri, davantage sur la régulation par des repères progressifs et visibles. La cohérence ne s’improvise pas : elle s’architecture.
Cette cohérence est aussi un choix politique : tenir ensemble le commun et le singulier, faire de l’hétérogénéité un levier plutôt qu’un motif de tri. Une école qui s’y engage donne de vrais droits aux élèves – des tâches accessibles et exigeantes, des étayages clairs, du temps pour apprendre – et aux enseignant·e·s – du temps pour concevoir et ajuster, des ressources, un collectif sécurisant. La « réussite de tous » devient alors un principe organisateur, pas un slogan.
Penser la différenciation comme une pédagogie d’établissement fait aussi apparaître des tensions très concrètes. La première concerne le pilotage : comment éviter que chacun développe son projet dans son coin ? Sans cap partagé ni invariants communs, la cohérence se délite vite..
Vient ensuite la question du temps : prévoir des moments dédiés pour préparer, observer, réguler, se former. Ce ne peut pas reposer seulement sur la bonne volonté individuelle.
L’organisation des classes et des groupes interroge : comment maintenir l’hétérogénéité tout en permettant des regroupements flexibles sans qu’ils deviennent des filières ?
L’évaluation reste un nœud central : comment développer une évaluation régulatrice – feedbacks, essais, reprises – dans un système encore dominé par notes et examens, souvent imposés de l’extérieur ?
Enfin, les espaces et matériels comptent : ateliers et travaux de groupe demandent des lieux modulables, des outils simples, une organisation qui favorise la circulation..
À cela s’ajoute la coordination des ressources humaines : co-interventions, intervenants des pôles territoriaux, enseignants spécialisés, dispositifs de soutien. Qui fait quoi, et sur quels objectifs ? Le cadrage est essentiel.
Enfin, il y a la relation aux familles : il faut expliciter qu’équité ne signifie pas uniformité, et rendre lisibles les dispositifs pour éviter les procès en injustice.
Et il y a la question de la soutenabilité : accepter un surcroît d’investissement au départ, mais viser des gains durables grâce aux routines et aux mutualisations. La différenciation, si elle devient pédagogie, ne peut pas reposer sur l’héroïsme individuel.
Au fond, reconnaître la différenciation comme pédagogie, c’est passer d’une logique de remédiation ponctuelle à une logique d’architecture. Cela demande du temps, des choix, des renoncements. Mais le rendement est fort : un apprentissage plus lisible pour les élèves, plus soutenable pour les équipes, plus équitable pour le collectif. Rien n’est figé : cette pédagogie vit d’évaluations régulières, d’allers-retours entre classes et équipes, d’une vigilance sur ses effets. C’est ainsi qu’elle mérite son statut de pédagogie : une manière cohérente d’habiter l’école.
Rémy Van de Moosdyk
[1] Battut, É., & Bensimhon, D. (2018). Faire réussir les élèves avec la pédagogie différenciée (rééd. et actualisations par cycles). Paris : Retz.

